Port-Royal des Champs : le silence comme révolte face à la monarchie absolue

27 octobre 2025

Une enclave singulière dans la France de Louis XIV

À quelques kilomètres de Versailles, Port-Royal des Champs abrita, au XVIIe siècle, l’un des foyers religieux, intellectuels et spirituels les plus dérangeants pour l’ordre monarchique. Là, dans la vallée de Chevreuse, l’abbaye s’émancipa partiellement du contrôle de Rome et, surtout, de l’autorité royale. Ce site devint le symbole d’une résistance qui, sans jamais recourir aux armes, s’exprima par le silence, l’étude, la retraite du monde et l’intransigeance morale.

Derrière l’apparente austérité de Port-Royal, on retrouve un affrontement subtil entre, d’un côté, la monarchie absolutiste de Louis XIV cherchant à imposer son contrôle sur l’ensemble du royaume, et de l’autre, un groupe singulier d’ecclésiastiques et de laïcs, déterminés à défendre une conception intransigeante de la grâce, de la vérité et de la liberté de conscience. Cette résistance, intime autant que collective, a marqué durablement l’histoire de la spiritualité française.

Les sources d’un conflit : Port-Royal, creuset du jansénisme

L’histoire de Port-Royal est indissociable de l’émergence du jansénisme, courant spirituel issu des écrits de Cornelius Jansen, évêque d’Ypres. Son ouvrage majeur, Augustinus (1640), radicalisait le retour à saint Augustin en mettant l’accent sur la toute-puissance de la grâce divine et la prédestination.

  • Port-Royal fut dirigé dès 1609 par l’abbesse Angélique Arnauld, figure majeure de la réforme monastique qui imposa la stricte clôture et une vie quotidienne d’exigence spirituelle nouvelle.
  • L’abbaye devint, à partir des années 1630, le centre d’un rayonnement intellectuel et spirituel qui attira des personnalités comme Saint-Cyran, puis Antoine Arnauld et les “Messieurs de Port-Royal”, dont Blaise Pascal.
  • La publication, en 1643, des Lettres Provinciales de Pascal, dénonçant les abus des jésuites et défendant Port-Royal, décisiva le débat public autour du jansénisme.

Le conflit qui opposa le jansénisme port-royaliste à l’autorité monarchique fut, d’abord, une querelle théologique. Mais ce débat sur la grâce devint bientôt un enjeu politique, car soutenir Port-Royal, c’était faire acte de défiance face au roi, perçu comme garant de l’unité religieuse et donc de l’unité politique du royaume.

La monarchie face à Port-Royal : enjeu d’un contrôle spirituel

Le souci de Louis XIV d’imposer l’unité confessionnelle allait au-delà d’un simple attachement à la foi catholique. Dans la France d’Ancien Régime, où l’Église et le trône étaient étroitement liés, tolérer une enclave comme Port-Royal revenait à accepter une brèche dans le principe d’absolutisme royal.

  • 1653 : le premier “formulaire”, sorte de serment d’orthodoxie condamnant le jansénisme, plonge l’abbaye dans la tourmente.
  • 1661 : arrestation d’Antoine Arnauld, correspondant de Pascal, qui refuse de condamner les “cinq propositions” extraites de l’Augustinus.
  • 1665-1669 : fermeture puis dispersion de l’école des Petites-Ecoles de Port-Royal, haut lieu d’innovation pédagogique régi par l’idée d’une éducation fondée sur la liberté intérieure.

Les religieuses et les solitaires refusèrent pourtant de céder. L’acte de résistance se concrétisa dans un refus spectaculaire : celui de signer le formulaire qui réprouvait le jansénisme. Cette démarche insolite fut menée collectivement, y compris par Anne de Rohan et Marie de Sainte-Eustache qui, en 1664, signèrent “avec restriction”, c’est-à-dire seulement dans la mesure où le formulaire condamnait réellement ce que l’Église condamnait.

Cette intransigeance fut vécue comme une opposition directe au roi : on estime qu’environ 40 religieuses refusèrent de signer sans restriction, et furent, pour certaines, emprisonnées à Vincennes, à la Bastille, ou même exilées dans d’autres couvents (source : Jean Lesaulnier, Dictionnaire de Port-Royal, Honoré Champion, 2004).

Une résistance ancrée dans le quotidien

À Port-Royal, la résistance ne prit pas la forme de révoltes spectaculaires. Elle fut celle, toute intérieure, de femmes et d’hommes refusant de trahir leur conscience. Le silence et la prière étaient des formes assumées d’opposition — “le silence de Port-Royal fait du bruit”, écrivit Pascal.

Année Évènement marquant Conséquence
1661 Visite de Mgr Hardouin de Péréfixe, archevêque de Paris, pour exiger la signature du formulaire Début du cloître et de l’isolement pour les résistantes
1679 Expulsion des religieuses de Port-Royal de Paris Renforcement de la communauté aux Champs
1709 Fermeture et destruction de l’abbaye sur ordre du roi Éparpillement définitif de la communauté
  • L’usage de la lettre : De nombreuses religieuses rédigèrent des lettres, parfois clandestinement, à leurs proches et à leurs soutiens, témoignages précieux d’une résistance morale et intellectuelle.
  • Les “Petites-Ecoles” : L’enseignement dispensé à Port-Royal promouvait le libre examen, la priorité du texte sur le commentaire dogmatique, et une pédagogie respectueuse de l’enfant, rare à l’époque.
  • Les gestes du quotidien : Refus de la signature “pure”, maintien de la clôture, vie simple et ascétique, opposition passive à toute forme d’infiltration idéologique.

Le soutien discret mais réel d’orateurs, d’écrivains (dont Racine, pensionnaire à Port-Royal de 1655 à 1662), ou encore de mécènes, donna aussi à cette résistance une dimension sociale.

Port-Royal et l’espace public : la force du témoignage écrit

Port-Royal n’a pas été simplement un bastion clos sur lui-même : il devint un acteur majeur de l’espace public par la diffusion d’écrits polémiques et spirituels.

  • Les Provinciales de Pascal (1656-1657) : 18 lettres apocryphes qui mettent en scène la fausse candeur pour dénoncer l’hypocrisie du pouvoir ecclésiastique et royal. Tirage estimé à plus de 10 000 exemplaires, chiffre considérable pour l’époque (source : Jean Mesnard, édition commentée, Gallimard, 1976).
  • Les Nécrologes de Port-Royal relatant, contre les déformations officielles, le véritable martyre vécu par les religieuses.
  • Les écrits pédagogiques de Lancelot, Nicole, Arnauld, qui renouvellent la réflexion sur l’autorité, la liberté d’apprentissage, et la dignité de la conscience individuelle.

Ce travail d’écriture donna à la résistance port-royaliste un écho qui dépassa la vallée de Chevreuse : le mouvement influença aussi bien la réforme de l’enseignement que le développement des droits de la conscience individuelle dans la France du XVIIIe siècle.

Répression et mémoire : la politique de l’oubli, du démantèlement à la persistance

Le pouvoir royal comprit l’ampleur de ce défi. La politique de “l’oubli” menée par Louis XIV fut aussi brutale que systématique :

  • 29 octobre 1709 : les 38 religieuses restantes sont expulsées de Port-Royal des Champs (sources : Archives nationales, série H, cartons 1685-1709).
  • De novembre 1709 au printemps 1710, les bâtiments sont méthodiquement rasés sur ordre monarchique : “Qu’on efface jusqu’à la mémoire du lieu”, disait le roi selon les mémoires d’époque.
  • Exhumation de près de 3 000 sépultures dans le cimetière de l’abbaye, les restes étant, pour la plupart, jetés dans la fosse commune de Saint-Lambert (voir Chantal Grell, Port-Royal, Ruines et Résistances, CNRS Éditions, 2018).

Pourtant, la mémoire de Port-Royal s’est inscrite dans la longue durée, à travers réseaux, correspondances, et bien sûr, la littérature. Au XVIIIe siècle, Voltaire se souviendra de Pascal en le positionnant comme un modèle de probité intellectuelle face à l’arbitraire. Michelet, un siècle plus tard, y voit, non sans romantisme, le foyer d’une France “intérieure”, toute de résistance face à l’écrasement du pouvoir.

Le legs de Port-Royal des Champs : conscience, liberté, postérité

Port-Royal a incarné une forme de résistance parmi les plus originales de l’histoire religieuse française. L’épisode de l’abbaye invite à une réflexion toujours actuelle sur :

  • La valeur de la liberté de conscience contre l’arbitraire politique ;
  • La puissance du silence et de la fidélité à ses principes comme formes d’opposition ;
  • Le rôle des femmes dans l’histoire des idées, sachant que la plupart des grandes récalcitrantes furent des religieuses (voir Le Roman de Port-Royal, Monique Cottret, Tallandier, 2017) ;
  • L’importance durable de l’éducation, de l’écriture et de la mémoire dans la transmission d’une dissidence pacifique.

La vallée de Port-Royal des Champs conserve aujourd’hui l’empreinte de cette aventure humaine. Les ruines dialoguent avec la mémoire d’une époque où résister à l’autorité, ce fut parfois simplement refuser de dire ce que l’on ne pensait pas.

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