Aux racines du jansénisme : Port-Royal, abîme de passions religieuses

31 août 2025

Les origines du jansénisme : entre Réforme intérieure et crise de la grâce

Faut-il voir dans le jansénisme un simple mouvement de dissidence ou une profonde aspiration à la réforme du christianisme d’Ancien Régime ? Sa naissance, au tournant du XVII siècle, s’ancre dans l’œuvre d’un homme : Cornelius Jansen (1585-1638), évêque d’Ypres, théologien passionné par la pensée de saint Augustin. Les racines du jansénisme plongent dans le terreau des querelles sur la grâce et le péché originel, réactivées alors par la Réforme protestante d’un côté, la Contre-Réforme de l’autre.

En 1640, la publication de l’Augustinus, monument de doctrine austère et exigeante, marque l’acte de naissance du mouvement. Jansen y exalte la toute-puissance de la grâce divine et la corruption radicale de la nature humaine sans Dieu—deux points centraux de la théologie augustinienne. On y lit le pessimisme fondamental : l’homme déchu est impuissant sans l’action souveraine et gratuite de Dieu.

Plus que le seul Jansen, c’est toute une constellation de penseurs et de mystiques, majoritairement francophones, qui vont donner chair au courant. Parmi eux, l’abbé de Saint-Cyran (Jean Duvergier de Hauranne, 1581-1643), grand ami de Jansen, Jacquelin Arnauld (Mère Angélique) et Antoine Arnauld, Blaise Pascal, ou encore Pierre Nicole. Port-Royal deviendra bientôt le cœur vivant de ce renouvellement intellectuel et spirituel.

Port-Royal : du monastère à la « cité sainte » du jansénisme

Port-Royal des Champs, modeste abbaye cistercienne repliée dans la vallée de Chevreuse, devient au XVII siècle bien plus qu’un couvent de femmes pieuses. Grâce à la réforme de Mère Angélique Arnauld, Port-Royal attire une élite de contemplatifs et d’érudits connus sous le nom des Solitaires : Antoine Arnauld, Antoine Le Maistre, Lemaître de Sacy ou Sœur Jacqueline… Tous trouvent dans la spiritualité nouvelle de Port-Royal l’écho lumineux de leur quête intérieure, nourrie de rigueur morale, d’intelligence critique, de silence et de prière.

Les Solitaires fondent autour du monastère les « Petites écoles », qui deviendront, de 1637 jusqu’à leur fermeture en 1660, des foyers d’éducation d’une exigence rare (l’on y enseignait, selon Sainte-Beuve, « le latin en huit jours » ou presque par immersion, méthode alors révolutionnaire : cf. Port-Royal, Sainte-Beuve, t. I). Cette communauté intellectuelle et pédagogique véhicule un christianisme épuré, centré sur l’intériorité et la grâce, hostile à tout compromis avec le « monde ».

La doctrine janséniste et le catholicisme officiel : une ligne de crête disputée

Pour saisir la brûlure des controverses, il faut s’arrêter sur ce que le jansénisme affirme, et qui dérange Rome et la monarchie. Trois axes principaux isolent Port-Royal et ses défenseurs :

  • La toute-puissance de la grâce : L’homme ne peut vouloir le bien par ses propres forces. Seule la grâce de Dieu (efficace et irrésistible) agit sur les élus. L’idée annule toute notion de libre-arbitre qui ne soit surnaturellement assisté.
  • L’austérité morale et sacramentelle : Rejet du « laxisme » attribué aux jésuites (adversaires principaux du mouvement), refus du relâchement dans la pénitence ou la communion.
  • L’intransigeance face à Rome et au pouvoir royal : Fidélité à la conscience, priorité à la « vérité intérieure », critique des compromis politiques de l’Église.

Rome et le clergé officiel perçoivent dans cette intransigeance une contestation de l’ordre établi et une menace pour l’unité du royaume. Les doctrines jansénistes, soupçonnées de prolonger le poison du calvinisme, furent condamnées dès 1653 par la bulle Cum occasione, qui cible cinq propositions sur la grâce issues de l’Augustinus.

Des condamnations ecclésiales à la violence de la polémique

Pourquoi tant d’acharnement contre Port-Royal ? Parce que, derrière les disputes théologiques, se cache la crainte de l’Église (et du Roi) d’une dissidence intérieure. Les craintes s’expriment à travers de multiples condamnations :

  • La bulle Cum occasione (1653), puis la bulle Unigenitus (1713) qui sonnera le glas du jansénisme ouvert.
  • L’interdiction des « Petites écoles » en 1660, accusées de former des esprits séditieux.
  • L’exil, l’arrestation ou la dispersion des Solitaires et des abbesses récalcitrantes (notamment la célèbre « Censure » contre l’abbé Arnauld en 1655 par l’Université de Paris).
  • La destruction progressive de l’abbaye en 1711 par ordre de Louis XIV, qui ne voulait « laisser pierre sur pierre » du foyer janséniste.

Les grandes polémiques qui déchirèrent Port-Royal

Quelques épisodes illustrent tout à la fois la vigueur du débat intellectuel et la violence politique de la répression :

  1. L’Affaire des « Formulaires » : À partir de 1661, les religieuses sont sommées de signer un texte condamnant les cinq propositions. Beaucoup soutiennent qu’il est impossible de reconnaître l’erreur sans trahir leur conscience. Ce refus engendre l’un des plus célèbres sièges spirituels de l’histoire monastique : les « quatre résistantes » sont emprisonnées dans leur propre couvent.
  2. La lettre à un duc et pair (Arnauld) et les Provinciales (Pascal, 1656-57) : Véritables bombes littéraires, ces textes dénoncent le laxisme jésuite, défendent la doctrine des solitaires et font basculer la querelle dans l’espace public.
  3. La destruction de Port-Royal : En 1711, Louis XIV ordonne l’expulsion des religieuses et la destruction des bâtiments, symbole d’une institution décidée à anéantir jusqu’au souvenir matériel du jansénisme.

Jésuites contre jansénistes : logiques d’affrontement, questions d’influence

Du côté des adversaires, la compagnie de Jésus occupe sans conteste une place centrale. Alliés du pouvoir royal, réputés pour leur engagement dans l’enseignement et la direction de conscience, les jésuites incarnent la défense d’une pastorale ouverte, souvent accusée de casuistique (« la moralité au cas par cas »). La rivalité intellectuelle tourne vite à l’animosité politique : les jansénistes accusent les jésuites de faciliter le recours aux sacrements, d’alléger la pénitence, de corrompre l’esprit chrétien. Les jésuites, en retour, dénoncent dans les jansénistes des « calvinistes déguisés ».

L’archevêque de Paris, Hardouin de Péréfixe, puis le cardinal de Noailles, manifestent une extrême sévérité. Louis XIV voit dans cette résistance une menace pour son autorité et l’unité du royaume. Sa politique est dictée par la crainte d’une « Église dans l’Église » et par la volonté d’en finir radicalement, d’où la brutalité finale à Port-Royal.

Auteurs, écrits et textes qui ont marqué la controverse janséniste

Plusieurs textes majeurs escortent et alimentent la crise :

  • Augustinus de Cornelius Jansen (1640) : fondement de la doctrine.
  • Apologie pour les religieux de Port-Royal d’Antoine Arnauld (1655) : défense des communautés accusées de dissidence.
  • Les Provinciales de Blaise Pascal (1656-57) : chef-d’œuvre polémique, publié clandestinement, qui ridiculise la casuistique jésuite, connaît plus de 20 rééditions en moins de deux ans et est rapidement condamné (source : Blaise Pascal. Pensées, Provinciales, GF, 2000).
  • Réponses des religieuses de Port-Royal (années 1660) : lettres et souvenirs publiés plus tard, marquant une résistance lumineuse à l’intimidation.

Les religieuses et les Solitaires : des sentinelles de la fidélité

À Port-Royal, le cœur du jansénisme bat autant dans la contemplation que dans la résistance active. Les religieuses, guidées par des abbesses issues de la famille Arnauld, témoignent d’une fermeté peu commune. De 1661 à 1669, elles refusent massivement de signer le « formulaire ». La tragédie atteint son paroxysme en 1665, lorsqu’on isole et enferme quatre d’entre elles pendant plus de quatre ans. Leur correspondance livre un témoignage poignant du conflit entre obéissance et conscience.

Les Solitaires, à leur tour, défendent la doctrine de la grâce par l’écriture, l’enseignement, le commentaire biblique. Lemaître de Sacy traduit la Bible en français pour la rendre accessible, Arnauld multiplie les traités de controverse. Ce foyer d’intelligence rayonne alors bien au-delà du monastère.

Le legs du jansénisme : entre spiritualité, modernité et mémoire

Le jansénisme provoqua un effet de choc sur la spiritualité catholique et la société française. Par sa rigueur, il marqua durablement l’idée du salut comme combat intérieur. Par sa résistance, il inaugura en France un autre rapport du croyant à la vérité, plus critique, moins docile à l’autorité. Les principes jansénistes irriguent certains courants modernes—Voltaire écrira, non sans ironie, que ce sont les jansénistes qui introduisirent « l’esprit d’examen » dans la société d’Ancien Régime (Le Siècle de Louis XIV, 1751).

  • Environ 80 religieuses ont subi arrestation ou isolement au cours des deux grandes vagues de répression (L. Cognet, Le Jansénisme, Presses Universitaires de France, 1998).
  • Près de 1 800 ouvrages, pamphlets et « factums » furent publiés entre 1640 et 1715 pour défendre ou démolir le jansénisme — indice rare du bouillonnement intellectuel que Port-Royal a cristallisé.

Aujourd’hui, Port-Royal reste le symbole d'une fidélité à l’exigence éthique, d’une contestation pacifique mais obstinée, et d’une spiritualité où la conscience personnelle est le dernier rempart. L’histoire du jansénisme y a créé un territoire de mémoire, qui résonne bien au-delà des ruines et des jardins silencieux.

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