Du rigorisme de Port-Royal aux foudres de Rome : comprendre la condamnation du jansénisme

16 septembre 2025

Aux origines du conflit : Port-Royal, un foyer de spiritualité singulier

Au début du XVII siècle, la France religieuse bruisse de débats nouveaux sur la grâce, le salut, et la pénitence. Parmi les replis paisibles où mûrissent ces interrogations, Port-Royal des Champs se distingue. Dans ce monastère isolé, une poignée de religieuses et de solitaires développe sous l’influence de l’abbé de Saint-Cyran et de Jean Duvergier de Hauranne une spiritualité exigeante, centrée sur la lecture d’Augustin d’Hippone. C’est là que s’élabore ce que l’on appellera, un peu plus tard, le jansénisme – du nom de Cornelius Jansen, évêque d’Ypres, dont l’ouvrage posthume Augustinus (1640) deviendra le pivot de la doctrine.

Mais pourquoi un mouvement né d’une volonté de retour à la rigueur ascétique, du souci de vivre selon l’Évangile et les Pères, deviendra-t-il l’objet d’une suite inédite de condamnations ecclésiastiques ? Cette question ne cesse d’intéresser les historiens de la spiritualité française, tant elle éclaire les nervures profondes de la société du Grand Siècle.

Un débat autour de la grâce : jansénisme, molinisme et la querelle théologique

Le cœur du débat se situe dans la définition de la grâce et de la liberté humaine. Si la doctrine catholique, depuis le Concile de Trente (1545-1563), pose la nécessité absolue de la grâce divine pour le salut, le jansénisme radicalise la pensée d’Augustin : l’homme, blessé par le péché originel, ne peut vouloir le bien sans que Dieu ne lui donne d’abord une grâce « efficace », qui ne dépend ni de ses efforts ni de sa liberté propre.

Les partisans du molinisme – du nom du jésuite Luis de Molina – affirment au contraire que l’homme possède une part active dans le salut. La querelle ne touche pas seulement à l’abstraction : elle féconde une conception austère du christianisme, où la pratique sacramentelle devient sélective (comme l’illustre la rareté des communions à Port-Royal) et où la notion de prédestination prend le pas sur la pédagogie.

  • 1640 : Publication de Augustinus, que Rome condamne dès 1642 (bulle In eminenti).
  • 1653 : La bulle Cum occasione du pape Innocent X condamne cinq propositions extraites (ou prétendues telles) de l’ouvrage de Jansénius.
  • Un enjeu de langage : Les jansénistes affirmeront toujours que ces thèses ne sont pas contenues de facto dans le texte de Jansénius, et que leur condamnation repose sur une interprétation arbitraire.

La célèbre querelle des « casuistes » – évoquée par Pascal dans ses Lettres provinciales, prodigieusement diffusées dès 1656 – met en lumière l’opposition entre la rigueur morale de Port-Royal et la souplesse des confesseurs jésuites. On comprend l’enjeu : bien loin de n’être qu’un débat abstrait, la question de la grâce touche à la fois la définition de la responsabilité humaine et celle de l’autorité ecclésiastique.

Autorité de Rome, unité de l’Église : l’enjeu ecclésiologique

Certes, la querelle de la grâce suffirait à expliquer la méfiance de l’Église. Mais c’est l’attitude même des jansénistes envers l’autorité papale qui va, progressivement, durcir la position romaine.

  • Les religieuses de Port-Royal et leurs défenseurs refusent de signer le Formulaire exigé, affirmant leur obéissance à la doctrine, mais contestant le droit du pape à juger de faits (soit : le sens des textes).
  • Cette distinction – doctrine contre fait – trace un sillon périlleux. Elle sera perçue comme un germe de résistance à l’infaillibilité du pontife.

Les autorités romaines et l’épiscopat français y voient une menace pour l’unité du catholicisme, déjà éprouvé par les querelles gallicanes et la mosaïque des réformes protestantes. C’est dans ce contexte que l’archevêque de Paris, Hardouin de Péréfixe, fait ordonner en 1664 la dispersion partielle de Port-Royal. Ce n’est plus seulement un débat théologique, c’est la crainte d’un schisme qui s’exprime, sous-jacent à la répression.

Jansénisme et société française : enjeux politiques, échos littéraires

Le dossier du jansénisme ne saurait se lire uniquement à la lumière de la théologie. Il faut y voir d’abord un phénomène social et politique. La monarchie absolue s’inquiète de tout ce qui échappe à sa maîtrise, surtout en matière religieuse, où l’uniformité était perçue comme condition essentielle à la stabilité de l’État. Le roi Louis XIV, bien conseillé par Bossuet et ses ministres – en particulier Colbert – mène une pression constante contre les religieuses de Port-Royal et leurs protecteurs.

  • De 1709 à 1711, les religieuses de Port-Royal sont expulsées, puis la plupart déportées (certaines à la prison de la Visitation à Paris) ; le monastère est rasé en 1711 sur ordre royal.
  • Selon les archives royales, plus de 3000 ouvrages soupçonnés de jansénisme sont saisis ou mis à l’index entre 1650 et 1730 (source : Bibliothèque nationale de France).
  • Des magistrats parlementaires, proches du mouvement, sont frappés d’exil ou de déchéance. La critique sociale du jansénisme, qui stigmatise la faveur et le compromis, alimente par ailleurs en filigrane l’anticonformisme des Lumières.

Dans la littérature, l’affaire marque profondément le ton du siècle. Pascal, Sébastien-Joseph du Cambout de Pontchâteau, Racine ou Madame de Sévigné témoignent des tensions, des souffrances et des fidélités, faisant de la lutte de Port-Royal un mythe de résistance, de sincérité et d’intransigeance.

Conséquences de la condamnation : ruptures, héritages, résonances contemporaines

La condamnation du jansénisme par l’Église ne fut ni immédiate ni totale. Plusieurs vagues disciplinaires – de la bulle Unigenitus (1713) à l’abolition progressive des maisons liées à l’esprit de Port-Royal – entretiennent, pendant plus d’un siècle, un climat de défiance et de suspicion. Jusqu’aux années 1760, des prêtres, des laïcs, des érudits (tel Dom Jean Mabillon), continuent de défendre la mémoire de « l’esprit de Port-Royal ».

  • La bulle Unigenitus de 1713 condamne pas moins de 101 propositions extraites de l’ouvrage du janséniste Quesnel.
  • Environ 40% des évêques français se montrent au départ réticents à sa promulgation (source : Jean Orcibal, Port-Royal et le jansénisme).
  • L’impact sur l’éducation : la suppression des petites écoles de Port-Royal marque la fin d’une pédagogie nouvelle, attentive au rythme, à l’intériorité et à la valeur de l’enfant (Antoine Arnauld, Claude Lancelot).

Contrairement à une idée reçue, le jansénisme ne meurt pas avec Port-Royal ; il resurgit par capillarité dans les provinces, dans les milieux parlementaires, jusque dans l’inconscient collectif anticlérical du XIX siècle. Il inspire jusqu’à Chateaubriand, Sainte-Beuve ou Péguy, fascinés par ce refus des compromis et ce goût du silence, bien plus que par une dogmatique rigide.

Un conflit spirituel majeur : entre fidélité à la tradition et crainte du schisme

En définitive, la condamnation du jansénisme par l’Église procède de plusieurs logiques articulées : vigilance doctrinale face à un renouvellement radical de la question de la grâce, mais aussi nécessité institutionnelle de préserver le magistère et l’unité face aux contestations. La radicalité spirituelle du courant, son affirmation de la primauté de la grâce efficace, ses réserves sur l’autorité pontificale et la sévérité de ses pratiques sacramentelles inquiètent.

Aux yeux des autorités, Port-Royal – ceint de brume dans la vallée de Chevreuse – incarne une religion inquiète, indisciplinée, séduisante même dans sa pureté supposée. Ce n’est pas le hasard qui fit dire à Boileau : Nulle route si droite au ciel et si sûre/Que le sentier caché qui mène à Port-Royal.

  • Au-delà des édits et des bulles, la condamnation du jansénisme réveille sans cesse la tension féconde entre fidélité à la tradition et désir d’un christianisme plus exigeant, plus authentique.
  • Cette mémoire travaille toujours le sol de Port-Royal. Les ruines conservent, dans leur silence, ces interrogations vives, qui font de toute condamnation une invitation à la réflexion – et non au simple oubli.

Pour approfondir, consultez les travaux de Jean Lesaulnier (Port-Royal : sa morale, son histoire), la synthèse de Jean Orcibal, ou les ressources de la Bibliothèque de Port-Royal.

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