Figures de silence : Port-Royal dans la peinture, la gravure et la littérature

4 novembre 2025

Port-Royal : entre histoire visible et mythe littéraire

Port-Royal des Champs fut bien plus qu’un simple monastère janséniste : son histoire, marquée par les fastes de la Contre-Réforme et la rigueur du jansénisme, a enraciné ses ruines dans l’imaginaire collectif français. Dès le XVIIe siècle, la littérature et les arts visuels s’emparent de ce site. D’abord outil de propagation religieuse, puis symbole d’une résistance intellectuelle face à l’autorité royale, Port-Royal devient progressivement un paysage intérieur, une source d’inspiration pour artistes, écrivains, et penseurs.

Ce dialogue constant entre traces matérielles et rêverie littéraire nourrit, aujourd’hui encore, le regard porté sur Port-Royal. Mais comment, au fil des siècles, la peinture, la gravure ou la littérature ont-ils su représenter ce lieu, entre fidélité au réel et élaboration d’un mythe ?

Peinture et gravure : les premières images d’une communauté

La représentation visuelle de Port-Royal débute dans le contexte particulier de la France du Grand Siècle, alors que la peinture religieuse connaît un âge d’or. Si le monastère lui-même commande quelques portraits et paysages à des artistes proches des Solitaires, la diffusion de son image prend véritablement son essor par la gravure.

Les gravures du XVIIe : rigueur et précision, outils de mémoire

  • Le frontispice de la « Description de Port-Royal des Champs » (1674). Cette gravure de Simonneau, reprise dans l’ouvrage de Lemaistre de Sacy, constitue la vue la plus fidèle de l’abbaye avant sa destruction en 1711. Y figurent à la fois l’église, les bâtiments conventuels, la cour des femmes, et les célèbres jardins clos. Ce document iconographique précieux est aujourd’hui conservé à la Bibliothèque nationale de France.
  • Les portraits gravés : Angélique Arnauld, Mère Agnès, ou Antoine Arnauld sont souvent représentés dans des types figés, mais le détail accordé à l’austérité des visages ou à la simplicité des costumes frappe. Ces gravures contribuent à propager une image de Port-Royal gravée, littéralement, dans une « esthétique du dépouillement » (cf. S. van Campenhoudt, « Représenter Port-Royal », Port-Royal, 1994).

Paysages et ruines : l’esthétique du silence (XVIIIe et XIXe siècles)

  • La disparition, source d’inspiration : Après la destruction quasi-totale de l’abbaye par ordre de Louis XIV, le site inspire les artistes romantiques par ses ruines et son isolement. Hubert Robert (1733-1808), célèbre pour ses « caprices de ruines », réalise plusieurs dessins et huiles sur Port-Royal, où la lumière révèle l’herbe envahissant les pierres retournées. Ces œuvres sont conservées au Musée Carnavalet et au Louvre.
  • Le paysage réinventé : Au début du XIXe siècle, le peintre Alexandre Dunouy ou le graveur Charles Mercereau représentent à la fois la mélancolie du lieu déserté et la tranquillité retrouvée. Port-Royal devient alors moins un édifice religieux qu’une « nature habitée par le souvenir ».

Données et anecdotes

  • La plus ancienne représentation graphique connue de Port-Royal date de 1648 et figure dans une série de plans manuscrits consultables aux Archives nationales (côte N IV Seine-et-Oise).
  • Plus d’une cinquantaine d’œuvres picturales et gravées du XVIIIe et XIXe siècles sont conservées dans des collections publiques françaises, principalement au musée de Port-Royal des Champs, mais aussi à la BnF, au Louvre ou au Musée Carnavalet (POP : bases du Ministère de la Culture).

Littérature : Port-Royal, décor et actant d’une aventure spirituelle

Si l’image de Port-Royal s’impose dans l’art dès l’époque moderne, c’est surtout par la littérature, du Grand Siècle à aujourd’hui, que s’élabore son mythe. Les textes fondateurs dressent un paysage intérieur, où le site devient instrument de méditation ou miroir d’une pensée.

La première vague : chronique et défense

  • Les « Mémoires de Port-Royal » de Fontaine (1736-1737) : Ce texte, plus qu’un témoignage, offre une véritable topographie littéraire du lieu. La description des « bâtiments gris, sobres, droits comme une règle » (Fontaine, tome I, p. 42) traduit une esthétique intériorisée.
  • Lettres et apologistes : Les nombreux volumes de lettres – notamment de Jacqueline Pascal ou de la Mère Angélique – mêlent notations concrètes (la pluie sur la cour, le chant du soir dans la chapelle) et réflexion spiritualiste.

Le XIXe siècle : Port-Royal dans la modernité littéraire

  • Sainte-Beuve et la résurrection littéraire du site : Les cinq volumes de « Port-Royal » (1840-1859) de Charles-Augustin Sainte-Beuve, monument du genre biographique, font entrer Port-Royal dans la littérature moderne. Plus qu’un lieu, Port-Royal devient symbole d’une « intériorité française », point d’équilibre entre l’héroïsme des Anciens et la lucidité moderne.
  • La poésie romantique : Alphonse de Lamartine, dans « Recueillements poétiques » (1839), évoque Port-Royal comme allégorie de la fidélité et de la solitude. Port-Royal hante, en creux, la poésie de l’absence et du renoncement.

Le XXe siècle à aujourd’hui : Port-Royal, chantier littéraire et objet de fiction

  • Julien Green : Son roman court « Jeanne » (1976, Gallimard) fait du site le décor d’une quête de pureté, où Port-Royal incarne l’appel du silence dans la modernité bruyante.
  • Jacqueline de Romilly, académicienne, fait de Port-Royal un modèle de rigueur morale dans ses essais, et analyse la puissance subversive du lieu face aux pouvoirs (notamment dans « Pourquoi la Grèce ? », 1992).
  • Plus récemment, le poète Jean-Michel Maulpoix, dans « Rue des fleurs, Port-Royal » (2007), explore la tension entre ruine et renaissance, écrivant : « La lumière tombe entre les pierres, souveraine, irréfutable. Le silence a oublié le bruit des voix. »

Entre fidélité et invention : les enjeux de la représentation de Port-Royal

L’interprétation artistique et littéraire de Port-Royal oscille en permanence entre deux pôles : le souci de précision documentaire – donner à voir ce qui fut détruit – et la tentation de réécrire un mythe, d’investir le silence du site de significations nouvelles.

  • Appropriation politique et spirituelle : Dès le XVIIIe siècle, la représentation de Port-Royal devient un enjeu mémoriel. Les images sont parfois retouchées pour insister sur la nudité des lieux ou, au contraire, sur leur dimension idyllique. La destruction de l’église abbatiale, par exemple, est à la fois illustrée comme acte sacrilège et comme libération du paysage.
  • Représentation et effacement : Le paradoxe est constitutif de Port-Royal. Le site, voué à l’éloignement et à la disparition, n’a cessé d’être réinventé dans les mots et les images, comme s’il fallait compenser par l’art la violence de l’effacement politique.
  • Mise en scène de la mémoire collective : L’art et la littérature ont contribué à faire de Port-Royal un emblème de résistance, mais aussi un laboratoire de l’intériorité. Ses ruines, toujours visibles, sont traversées de lectures multiples : rébellion spirituelle, refus du compromis, mais également espoir retrouvé dans la contemplation.

Port-Royal vu aujourd’hui : de la contemplation à l’engagement artistique

  • Les expositions organisées au musée de Port-Royal des Champs (plus de 40 expositions depuis 1962, selon les archives du musée) témoignent d’un renouveau du regard porté sur le site par les artistes contemporains. Citons en particulier les « Paysages de Port-Royal » (2017) ou « Port-Royal en gravures » (2013-2014), mettant en dialogue patrimoine et création actuelle.
  • Des artistes plasticiens, tels Jean-Paul Marcheschi ou Rose-Marie Crespin, investissent aujourd’hui les ruines pour y interroger l’acte même de représenter : leurs installations invitent à la méditation sur le passage du temps et la persistance de la mémoire (vernissages et catalogues disponibles au musée et sur port-royal-des-champs.eu).
  • Autour du site, la littérature universitaire continue de s’enrichir : plus de 400 thèses et mémoires universitaires consacrés à la représentation visuelle ou littéraire de Port-Royal ont été soutenues depuis la fin du XIXe siècle, dont 50 depuis 2000 (source : SUDOC, Catalogue Collectif de l’enseignement supérieur).

Rêverie et héritage : Port-Royal, une source vive

Les arts visuels et la littérature n’ont pas seulement documenté Port-Royal : ils lui ont conféré une seconde existence, plus puissante parfois que la réalité matérielle du site. Les images, les textes, les mythes se répondent à travers les siècles, faisant de Port-Royal à la fois un objet de contemplation et un appel à l’intériorité. Qu’il s’agisse du trait minutieux du graveur du XVIIe siècle, du regard trouble du romantique, ou de la prose méditative d’un poète contemporain, tous s’accordent à célébrer la rencontre entre un lieu de silence et l’irréductible éloquence de l’art.

Ce fil ténu, qui relie la pierre effacée à l’œuvre inspirée, demeure aujourd’hui encore vibrant, invitant chaque visiteur – réel ou imaginaire – à poursuivre son propre chemin de mémoire et d’invention.

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